Cour de cassation, deuxième chambre civile, 3 octobre 2024, n° 21-20.979

Par un arrêt en date du 3 octobre 2024, rendu sur avis de la chambre sociale, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a eu à statuer sur la preuve d’une discrimination syndicale, à l’épreuve du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), précisant l’office du juge en la matière.

Un salarié s’estimant victime de discriminations syndicales a saisi le conseil de prud’hommes de demandes d’indemnisations et de rappel de salaire. Le conseil de prud’hommes a ordonné à la société, par jugement avant-dire droit, de produire les historiques de carrière de neuf salariés nommément désignés, ainsi que leurs bulletins de salaire.  La société a formé un appel-nullité contre ce jugement, qui a confirmé l’arrêt de première instance. Elle s’est alors pourvue alors en cassation.

La société fait grief à l’arrêt d’ordonner la production entre les mains du salarié s’estimant victime de discrimination syndicale, des historiques de carrière de plusieurs agents ainsi que leurs bulletins de salaire, en invoquant le droit au respect des données personnelles de ces salariés, garanti par le RGPD. Par arrêt du 30 novembre 2023 (2e Civ., 30 novembre 2023, pourvoi nº 21-20.979), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a renvoyé l’affaire à la chambre sociale pour avis sur diverses questions. Cette dernière a rendu son avis le 24 avril 2024.

Faisant sienne les conclusions de l’avis de la chambre sociale, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation considère tout d’abord que le RGPD, notamment son article 6 sur l’exigence de licéité du traitement des données, est applicable à la production de documents contenant des données personnelles tels que des bulletins de salaire ainsi qu’un historique de carrière de certains salariés, à titre d’élément de preuve dans un contentieux prud’homal.

Pour elle, une telle production constitue un traitement des données effectué dans une finalité différente de celle pour laquelle elles avaient été initialement collectées. Dès lors, elle rappelle que la communication par l’employeur de tels documents :

  • doit être fondée sur le droit national, 
  • doit constituer une mesure nécessaire et proportionnée, au sens de l’article 6, § 4, du RGPD,
  • doit garantir l’un des objectifs visés à l’article 23, § 1 du RGPD, parmi lesquels figure notamment la protection de l’indépendance de la justice et des procédures judiciaires.

La Cour de cassation considère ces conditions remplies en l’espèce, dans la mesure où le droit national prohibe la discrimination, notamment syndicale (selon l’article L. 1132-1 du code du travail), et impose au salarié, en cas de litige, de présenter les éléments de fait laissant supposer l’existence de cette discrimination, lesquels permettent au juge de prononcer, en la matière, des mesures d’instruction soumises à un contrôle de proportionnalité (en vertu de l’article L. 1134-1 du même code).

Elle juge donc que le traitement de données personnelles, résultant de la communication par l’employeur de bulletins de paie et d’historique de carrière des salariés, pour établir la preuve d’une discrimination syndicale, répond aux exigences de licéité au sens des articles 6 et 23 du RGPD.

Après avoir rejeté :

  • le moyen visant à considérer que la communication aurait dû être ordonnée entre les mains du juge et non directement au salarié, au motif que le contenu des documents (bulletins de paye) était légalement déterminé ;
  • Le moyen visant à considérer que l’article 14 du code de procédure civile, aux termes duquel nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée, ne peut trouver à s’appliquer aux personnes dont les documents contenant leurs données personnelles ont été sollicités, ces personnes étant des tiers au litige, et n’étant pas en situation d’indivisibilité avec le responsable du traitement de données ;

La Cour de cassation a, et c’est l’apport de l’arrêt, précisé l’office du juge saisi d’une demande de communication de documents contenant des données à caractère personnel aux fins de caractérisation d’une discrimination.


Elle donne ainsi que le mode d’emploi suivant :

  1. La recherche de la nécessité de la communication à l’exercice du droit de la preuve, et de sa proportion au but poursuivi ;
  2. Le cantonnement du périmètre de la production des pièces sollicitées au regard des faits invoqués, au besoin d’office ;
  3. Le respect du principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant l’occultation de toutes les données personnelles non indispensables à l’exercice du droit à la preuve ;
  4. L’injonction aux parties de n’utiliser ces données qu’aux seules fins de l’action en discrimination.

C’est sur ce dernier moyen, relevé d’office, que la deuxième chambre civile casse et annule le jugement rendu par la cour d’appel, en soutenant que celle-ci ne s’est pas livrée à un tel contrôle, en ce qu’elle n’a pas veillé au principe de minimisation des données à caractère personnel, ni même enjoint aux parties de n’utiliser ces données que dans le cadre de l’action en discrimination.

Cette décision de la Cour de cassation illustre le fait que, même si l’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d’autres salariés (Cass. Soc. 20 septembre 2023 n° 22-16.130), elle peut être incontournable, notamment dans les contentieux relatifs à l’évolution de carrière ou à la rémunération, dans lesquels une inégalité de traitement entre des salariés dans une situation similaire peut laisser supposer une discrimination.

La Haute Juridiction avait jusque-là une position allant dans la droite ligne de la position de l’assemblée plénière en matière du droit de la preuve, laissant aux juges du fond le soin d’apprécier si la production des éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était (i) indispensable à l’exercice du droit à la preuve et (ii) proportionné au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées. Elle avait reconnu ces principes respectés dans des cas similaires à l’espèce tels que la production de bulletins non anonymisés pour démontrer une inégalité de traitement ou une discrimination syndicale (Cass. soc. 8 mars 2023 n° 21-12.492 ; soc 1e juin 2023 n°22-13.244). La Cour de cassation vient ici ajouter une exigence au contrôle du juge. Il ne lui suffit plus que la Cour d’appel « cantonne le périmètre des données produites », mais il devra également « minimiser ces données », en application de l’article 5 du RGPD.


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