Dans un arrêt du 23 novembre 2022 (n°20-21.924), la Cour de cassation effectue un revirement de jurisprudence important. L’objectif est très clair : se conformer aux exigences du droit de l’Union Européenne.
En l’espèce, un salarié itinérant, attaché commercial, a saisi la juridiction prud’homale en janvier 2015 afin d’obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail. Il a été licencié quelques mois plus tard.
La Cour d’appel a condamné l’employeur au paiement de diverses sommes, notamment à titre de rappel d’heures supplémentaires en considérant que le trajet de début depuis son domicile et celui de fin de journée professionnelle vers le domicile correspondait à du temps de travail effectif. Elle estimait qu’au cours de ces trajets, le salarié exerçait ses fonctions commerciales habituelles à l’aide de son téléphone professionnel en kit main libre.
- Le moyen du pourvoi conforme à la jurisprudence classique
Au moyen de son pourvoi, l’employeur invoque une violation de l’article L.3121-4 du Code du travail dans sa version antérieure à la loi n°2016-1088 du 8 août 2016.
Cet article disposait que « le temps de déplacement professionnel pour se rendre du domicile aux lieux d’exécution du travail n’est pas du temps de travail effectif ». Selon cet article, dont les dispositions sont en substance équivalentes dans sa version actuelle, lorsque ce temps dépassait le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il ne devait que faire l’objet d’une contrepartie sous forme de repos, ou sous forme financière.
Par conséquent, l’employeur considérait qu’il ne pouvait être condamné au paiement d’un rappel d’heures supplémentaires au titre des temps de déplacement effectués par le salarié itinérant pour se rendre sur les lieux d’exécution du contrat de travail.
Cet argumentaire correspond à la position classique de la Cour de cassation sur la question jusqu’à la présente décision. Sa jurisprudence était très claire : en se fondant sur l’article L.3121-4 du Code du travail, elle considérait qu’un salarié itinérant ne pouvait obtenir le paiement d’heures supplémentaires effectuées sur son temps de trajet domicile/client (par exemple, Cass. soc., 30 mai 2018, n°16-20.634). La Cour estimait notamment que la directive 2003/88 se bornait à réglementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail, sans avoir une quelconque influence sur la rémunération des travailleurs. En constatant cela, elle concluait que la rémunération des travailleurs itinérants relevait des dispositions pertinentes du droit national, et non de ladite directive de telle sorte que la position jurisprudentielle de la CJUE n’avait pas vocation à s’appliquer.
- Alignement de la Cour de cassation sur la CJUE
Dans la décision du 23 novembre 2022, les juges décident de revenir sur la jurisprudence constante pour désormais prendre en compte les contraintes auxquelles les salariés sont réellement soumis afin de déterminer, in concreto, si le temps de trajet des salariés itinérants constitue ou non un temps de travail effectif. En d’autres termes, si pendant son trajet domicile/client ou client/domicile, le salarié itinérant ne peut vaquer librement à ses occupations personnelles, ce temps est du temps de travail effectif, auquel cas il devra être pris en compte dans le décompte des heures supplémentaires réalisées.
En procédant ainsi, la Cour de cassation affirme vouloir assurer l’effet utile de la directive 2003/88/CE en réinterprétant, à sa lumière, les articles L.3121-1 et L.3121-4 du Code du travail.
La Cour de Justice de l’Union Européenne avait auparavant affirmé que « les notions de temps de travail et de période de repos constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer cette directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme de ces notions dans l’ensemble des Etats membres » (décision C-344/19 Radiotelevizija Slovenija).
Dans cette même décision, les juges européens considèrent que « malgré la référence faite aux législations et/ou [aux] pratique nationales à l’article 2 de la directive 2003/88, les Etats membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de temps de travail et de période de repos, en subordonnant à quelque condition ou à quelque restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dûment prises en compte ».
- Nos recommandations
Dans le cas d’espèce, la Cour de cassation reconnaît que le temps de trajet devait être qualifié de temps de travail effectif car le salarié devait, tout en conduisant, utiliser son téléphone portable professionnel afin de fixer des rendez-vous ou autres tâches professionnelles. Par conséquent, ne pouvant vaquer à des occupations personnelles pendant le temps de trajet, ce dernier doit être retenu dans le décompte des heures supplémentaires.
La Cour de cassation a accompagné sa décision d’un communiqué de presse, afin de présenter les apports juridiques principaux de la décision.
Elle y précise notamment qu’elle va désormais prendre en compte « les contraintes auxquelles les salariés sont réellement soumis pour déterminer si le temps de trajet des travailleurs itinérants constitue ou non un temps de travail effectif ». Elle affirme donc expressément qu’une appréciation in concreto devra être appliquée sur cette question et dépasse ainsi les seuls éléments factuels relevés dans sa décision du 23 novembre 2022.
Cet arrêt peut avoir des conséquences pratiques majeures pour les fonctions itinérantes (commerciaux, techniciens d’intervention, etc.). Dès lors, afin de vous prémunir de tous risques contentieux, nous vous recommandons de faire preuve de clarté dans le cadre de votre politique de déplacement des salariés itinérants en affirmant, par exemple, que le salarié peut vaquer à ses occupations personnelles pendant son temps de trajet, et qu’il n’est pas tenu, par exemple, de décrocher son téléphone professionnel.