(Cass. Soc. 24 mai 2018, n°17-15.630, n°16-22.881 FS-P+B ; n°16-18.621 FS-P+B et n°17-12.560 FS-P+B)
La Cour de cassation continue de limiter l’application de la notion du co-emploi entre une société mère et ses filiales à des cas exceptionnels, pour autant la haute Cour n’écarte pas la responsabilité délictuelle d’une société mère en cas de faute de celle-ci ayant conduit à aggraver les difficultés dans lesquelles se trouvaient la filiale.
L’évolution n’est pas nouvelle mais se confirme par 4 arrêts rendus le 24 mai 2018 par la Cour de cassation.
En effet, la haute Cour confirme l’appréciation restreinte des critères permettant la reconnaissance d’une situation de co-emploi entre une société mère et ses filiales.
Ainsi, dans deux arrêts, elle écarte cette notion aux motifs :
– que la reconnaissance d’une autonomie décisionnelle de la filiale par rapport à la société mère dans la gestion sociale et financière de l’entreprise, ainsi que l’existence de clientèles différentes permettent de déduire l’absence, entre les deux sociétés, d’une confusion d’intérêts, d’activité et de direction ;
– qu’il existe une nécessaire coordination des actions économique entre deux sociétés appartenant à un même groupe et que celle-ci inclut l’intervention de la société mère dans la nomination des instances dirigeantes et du contrôle de leur action ou l’attribution d’une prime exceptionnelle aux cadres dirigeants, ainsi que dans la gestion financière de la filiale par le biais d’une convention d’assistance technique et de gestion de trésorerie.
Pour autant, la Cour de cassation reconnait la responsabilité d’une société mère lorsque celle-ci commet une faute qui aggrave la situation financière de la filiale déjà en difficulté, ce qui a pour conséquence l’octroi de dommages et intérêts aux salariés.
La célèbre affaire Pétroplus, qui avait choqué l’opinion publique et suscité l’adoption d’une loi en un temps record en 2012, donnait déjà le ton : la société mère doit être appelée à prendre en charge les conséquences financière de la faillite de sa filiale dès lors qu’elle a contribué à cette situation. La société holding du groupe Pétroplus avait retiré l’intégralité des fonds disponibles sur le compte courant de la filiale (171 millions d’euros environ) qui permettaient l’exploitation de la raffinerie de Petit-Couronne. La faute avait été caractérisée et le législateur entendait confier aux organes chargés de liquider la filiale les moyens pour recouvrer des fonds auprès de la société mère considérée fautive. La jurisprudence, depuis un arrêt remarqué du 16 janvier 2001, s’inscrit dans ce courant comme le confirme les 3 arrêts de la Haute Cour du 24 mai 2018, objets du présent commentaire.
Dans la première espèce, une ancienne salariée d’une société licenciée pour motif économique soutenait que la société mère du groupe avait agi avec une légèreté blâmable en procédant à une remontée de dividendes dans des proportions anormales au regard des marges d’autofinancement nécessaires à la filiale pour exercer une activité « par nature cyclique ». Ces remontées importantes opérées par l’actionnaire, réduisant les fonds propres et les capacités d’autofinancement de la filiale, allaient au-delà des « seules erreurs de gestion ». La société mère était donc fautive et devait être condamnée à prendre en charge les conséquences financières de la « déconfiture » de la filiale à l’égard de la salariée.
Dans la deuxième affaire, un fond d’investissement, actionnaire principal d’une société, avait manifestement imposé à la filiale française des opérations qui n’étaient pas dans son intérêt, tels que (i) le transfert à titre gratuit du droit d’exploiter la licence d’une marque, les redevances dues au titre du contrat de licence étant facturées ensuite à cette même filiale ; (ii) l’octroi en garantie d’un immeuble pour un financement bancaire destiné exclusivement à une autre société du groupe ; (iii) la réalisation de prestations de services pour d’autres sociétés du groupe sans pour autant que ces dernières ne règlent les factures correspondantes. La situation de la filiale, liquidée partiellement, s’expliquait, pour les juges, principalement par les décisions de la société mère.
Pour autant, dans la troisième espèce, des salariés d’une société licenciés en 2010 avaient assigné la société mère allemande du groupe en arguant du fait que, notamment, les conventions de « management fees » entre la filiale et la société mère n’était pas justifiées, tout comme le refus de la société mère d’apporter de la trésorerie. Les salariés soutenaient également qu’auraient dû être mis en place une meilleure stratégie ainsi qu’une politique de gestion des ressources humaines plus efficace. Pour les juges, cette passivité et l’absence de prise de certaines mesures n’était pas fautive, pas plus que le refus de financier le PSE au sein de la filiale dès lors qu’il était établit que la société mère connaissait elle-même des difficultés.
Ces arrêts contribuent donc à tracer la frontière entre la simple « erreur de gestion », qui n’engage pas la responsabilité délictuelle de la société mère, et la faute qui se caractérise, si l’on s’en tient aux arrêts commentés, par une intervention/immixtion de la société mère non pas dans la gestion opérationnelle de sa filiale, comme cela était le cas en matière de co-emploi, mais dans la gestion des intérêts financiers de cette dernière.
A notre sens ces arrêts n’imposent donc pas à une société mère de financer une filiale qui se trouverait en difficulté mais interdisent simplement à une société mère de prendre des décisions qui seraient de nature à aggraver ces difficultés. Un fragile équilibre entre protection des intérêts des salariés et intérêts des actionnaires semble donc avoir été atteint. Il ne faudrait pas toutefois que la jurisprudence en vienne à considérer que la passivité d’une société mère vis-à-vis de sa filiale constitue une faute de nature à engager sa responsabilité, sauf à rompre le fragile équilibre entre la nécessité de préserver les intérêts des salariés et celui des actionnaires concernés. Ainsi, la notion de légèreté blâmable devrait être cantonnée à des situations exceptionnelles allant bien au-delà de la simple erreur de gestion et, comme les juges l’avaient indiqué dans un arrêt du 16 janvier 2001 (Cass. Soc. 16 janvier 2001, n°98-44.647), ne pas avoir anticipé le renouvellement d’un bail n’est pas fautif…