Forfait-jours :
le nécessaire suivi régulier à effet utile
Dalloz Actualité – Edition du 27 septembre 2023
SOCIAL | Temps de travail
Trois décisions du 5 juillet 2023 illustrent l’appréciation de la validité des conventions de forfait au regard du « suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable ».
par Jean-Marc Albiol, Avocat associé, Ogletree Deakins, cabinet dédié au droit social et Yacine Hachemi, élève Avocat
Extrait de l’article* :
La validité des conventions de forfait en jours au regard des exigences désormais bien connues du droit à la santé et au repos du salarié fait l’objet d’une abondante jurisprudence. L’on sait aujourd’hui la place prépondérante des accords collectifs dans l’élaboration de dispositifs visant à préserver la santé des salariés (M. Morand, Le forfait en jours sous conditions, JCP S 2011. 1333).
En effet, depuis la position du Comité européen des droits sociaux (CEDS) critiquant la législation de la durée du travail en France et notamment les dérives possibles du mécanisme du forfait jour, la chambre sociale a cherché le mécanisme le plus approprié permettant de concilier les exigences managériales imposées aux salariés sous forfait en jours et la protection de leur santé. Le non-respect des dispositions conventionnelles visant à garantir la santé du salarié, en application de l’ancien article L. 3121-45 du code du travail issu de la loi du 19 janvier 2000, a d’abord justifié l’octroi de dommages et intérêts au salarié (Soc. 13 janv. 2010, n° 08-43.201 P, Dalloz actualité, 28 janv. 2010, obs. B. Inès). La Cour de cassation a ensuite développé un attendu de principe au soutien de son argumentation cherchant à assurer la protection du droit à la santé et au repos du salarié, visant tout à la fois l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne, les textes du code du travail résultant de la transposition des directives 1993/104/CE du Conseil du 23 novembre 1993 et 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil 4 novembre 2003, ainsi que la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Cour de cassation a déduit de ces normes constitutionnelles et conventionnelles que le non-respect des dispositions conventionnelles visant à protéger la santé du salarié privent d’effet la convention de forfaits en jours, avec pour conséquence, un retour à la durée légale ou conventionnelle de travail, et donc, potentiellement, un rappel d’heures supplémentaires sur les trois dernières années (Soc. 29 juin 2011, n° 09-71.107 P, Dalloz actualité, 19 juill. 2011, obs. L. Perrin ; D. 2011. 1830, et les obs. ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2011. 474, Controverse B. Van Craeynest et P. Masson ; ibid. 481, étude M.-F. Mazars, S. Laulom et C. Dejours ; RJS 2011.573, note F. Favennec-Héry).
Concrètement, les implications et les risques de ces décisions ont été rapidement pointées du doigt par la doctrine. En effet, ainsi que l’ont relevé certains auteurs, la motivation de la Cour de cassation suppose de « laisser à l’appréciation des juges du fond le soin de vérifier la conformité de l’accord collectif aux objectifs de protection de la santé et de la sécurité des salariés créant ainsi une véritable insécurité juridique » (M. Morand, préc.).
Les arrêts commentés s’inscrivent dans ce contexte. Dans la première espèce (n° 21-23.387 B), l’article 2.8.3 de la convention collective des prestataires de services dans le secteur tertiaire prévoit, en substance, un unique entretien annuel portant sur l’organisation du travail, l’amplitude horaire et la charge de travail. De plus, l’accord énonce que l’employeur est tenu de mettre en place des modalités de contrôle du nombre de journées travaillées et non travaillées. L’accord est jugé insuffisant au regard des exigences constitutionnelles du droit à la santé et au repos et la convention de forfait est annulée car les garanties ne permettent pas un suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable.
Dans la deuxième espèce (n° 21-23.222 B), les articles 1.09 et 4.06 de la convention collective de la réparation automobile prévoyaient, en substance, la possibilité d’un entretien annuel avec l’obligation pour la hiérarchie de mettre en place des correctifs, à la suite de l’entretien annuel, pour respecter une charge de travail raisonnable ainsi qu’un système auto-déclaratif pour que les salariés puissent déclarer les jours travaillés et non travaillés. De la même manière et pour les mêmes raison, l’accord est jugé insuffisant et la convention de forfait est annulée, faute pour le support conventionnel de prévoir des garanties suffisantes pour sauvegarder le droit à la santé et au repos du salarié.
Dans la troisième espèce (n° 21-23.294 B), la chambre sociale donne toutefois un exemple de dispositions conventionnelles jugées acceptables. Était en cause la convention collective des employés, techniciens et agents de maîtrise du bâtiment qui prévoit un suivi régulier de la hiérarchie via un document individuel de suivi et des points réguliers lors de l’exécution de la convention. Les garanties sont jugées suffisantes car elles permettent à l’employeur de réagir en temps utile à la surcharge de travail du salarié. Ce dispositif semble davantage conforme à la finalité de la jurisprudence de la chambre sociale qui vise, selon les mots d’un conseiller à la chambre sociale, à faire instaurer « un contrôle et une vigilance exercée au fil de l’eau [pour] que l’amplitude et la charge de travail [puissent] être vérifiées et maîtrisées » (P. Flores, Le forfait en jours et l’effectivité des garanties offertes, SSL, n° 1635, 16 juin 2014).
Ainsi est-il nécessaire pour les employeurs de trouver le fil conducteur du contrôle imposé par la Cour de cassation et exercé par les juges du fond pour ne pas voir les conventions de forfait en jours conclues avec les salariés privées d’effet en cas d’inapplication des garanties conventionnelles, voire annulées en cas d’insuffisances de celles-ci. L’enjeu est de taille : le risque financier peut être très élevé pour les entreprises. Le rappel d’heures supplémentaires sur trois années, outre les éventuelles condamnations pour travail dissimulé et non-respect du droit au repos, est un risque que l’employeur doit conserver à l’esprit. Il est par ailleurs à rappeler que l’employeur est débiteur d’une obligation de sécurité (C. trav., art. L. 4121-1) à l’endroit du salarié, ce d’autant que le non-respect de la législation sur la durée du travail cause désormais nécessairement préjudice au salarié, qu’il s’agisse du non-respect de sa durée hebdomadaire de travail (Soc. 14 déc. 2022, n° 21-21.411 D) ou du non-respect de sa durée quotidienne maximale (Soc. 11 mai 2023, n° 21-22.281, D. 2023. 1013 ; ibid. 1538, chron. S. Ala, M.-P. Lanoue et M.-A. Valéry ).
Il est donc essentiel de rappeler le rôle déterminant des accords de branche et d’entreprise dans la conception d’un dispositif permettant le suivi effectif et régulier de la santé du travailleur et avoir à l’esprit les modalités du contrôle de son exécution par la Cour de cassation, de façon de plus en plus stricte, depuis 2011.
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